Le dilemme de la responsabilité en cas de violation d’un contrat de licence
Un arrêt récent de la Cour d’appel de Paris (CA Paris, pôle 5, ch. 2, 19 mars 2021, RG n°19/17493) relance les discussions sur une question récurrente dans le domaine de la propriété intellectuelle : le licencié qui dépasse les termes de la licence de droits d’auteur engage-t-il sa responsabilité délictuelle ou sa responsabilité contractuelle vis-à-vis du titulaire des droits ?
En l’espèce, la société Entr’Ouvert avait conçu le logiciel LASSO et l’avait diffusé sous licence libre, en proposant toutefois une licence commerciale lorsque l’utilisation souhaitée du logiciel s’avérait incompatible avec la licence libre.
La société Orange avait, dans le cadre d’un appel d’offre pour la conception du portail « Mon service public », intégré à son interface la bibliothèque logicielle LASSO, dans sa version licence libre.
Estimant que cette utilisation de LASSO n’était pas conforme au contrat de licence libre, la société Entr’Ouvert avait assigné la société Orange en contrefaçon de droits d’auteur.
Or les juges de première instance ont déclaré la société Entr’Ouvert irrecevable à agir sur le fondement délictuel de la contrefaçon. Selon eux, en effet, cette société poursuivait en réalité la réparation d’un dommage généré par l’inexécution des obligations contractuelles résultant de la licence (la société se prévalait de la violation des clauses du contrat). Ainsi, en application du principe de non-cumul de responsabilités, seul le fondement de la responsabilité contractuelle était susceptible d’être invoqué.
La société Entr’Ouvert a interjeté appel, considérant qu’elle était bien recevable à agir sur le fondement délictuel de la contrefaçon, nonobstant l’existence d’un contrat de licence, dès lors qu’elle invoquait la violation de ce contrat.
La Cour d’appel a cependant tranché en faveur de la responsabilité contractuelle, en se fondant sur une lecture contestable d’un arrêt de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE, 18 déc. 2019, C-666/18 : IT Development SAS c/ Free Mobile SAS) et sur une analyse tout aussi contestable de la nature de la contrefaçon.
La question de la nature de la responsabilité dans l’hypothèse d’un dépassement de licence n’est pas nouvelle.
La question du principe de non-cumul de responsabilités peut sans doute être rapidement écartée et n’était d’ailleurs pas au cœur de l’arrêt de la Cour d’appel de Paris.
C’est bien la question de la qualification du fait litigieux qui fait débat. Si la question ne se pose bien sûr pas dans le cas où aucun lien contractuel n’existe entre le titulaire et le potentiel contrefacteur, elle est par contre légitime dans le cas où le potentiel contrefacteur est en fait le licencié.
La réponse en demi-teinte de la Cour de Justice de l’Union européenne
Les juridictions françaises avaient déjà saisi la Cour de Justice de cette question, qui n’avait pu donner qu’une réponse en demi-teinte.
En effet, si le droit de l’UE protège le droit d’auteur et le logiciel au titre du droit d’auteur, la Cour de Justice remarque cependant que le droit de l’UE « ne fixe pas les modalités exactes d’application de ces garanties et ne prescrit pas l’application d’un régime de responsabilité particulier en cas d’atteinte à ces droits » (CJUE, 18 déc. 2019, précité).
Elle en conclut que « le législateur national reste libre de fixer les modalités concrètes de protection desdits droits et de définir, notamment, la nature, contractuelle ou délictuelle, de l’action dont le titulaire de ceux-ci dispose, en cas de violation de ses droits de propriété intellectuelle, à l’encontre d’un licencié de programme d’ordinateur » (CJUE, 18 déc. 2019, précité).
L’assimilation d’une « atteinte aux droits de propriété intellectuelle » au régime de responsabilité contractuelle ou délictuelle relève donc du droit national.
Tel n’est pas le cas néanmoins lorsque la question du rattachement à l’un de ces régimes détermine la compétence internationale dans un litige transfrontière. La jurisprudence de la Cour de Justice concernant le droit international privé contient ainsi des enseignements qui auraient pu s’avérer édifiants dans l’affaire qui nous intéresse.
Un détour par le droit international privé manqué
Dans le strict cadre de la détermination de la compétence internationale, la Cour de Justice a jugé que les notions de matière contractuelle et de matière délictuelle étaient des notions autonomes du droit de l’UE, dont l’interprétation doit se faire en se référant au système et aux objectifs de l’instrument communautaire et non à la qualification donnée par les droits nationaux.
La Cour de Justice, dans un arrêt de 1992, avait ainsi jugé que, en l’absence d’un engagement librement assumé d’une partie envers une autre, le litige ne relevait pas de la matière contractuelle (CJCE, 17 juin 1992, C-26/91 : Jakob Handte et Cie GmbH c/ Traitements mécano-chimiques des surfaces SA).
Appliquant cette jurisprudence, la Cour de cassation avait affirmé, dans un arrêt du 21 novembre 2006, que, en cas de dépassement des autorisations prévues à un contrat d’édition, il n’y avait pas de lien contractuel librement assumé entre les parties, les auteurs n’ayant pas consenti par contrat à certaines exploitations. Ainsi, les faits litigieux d’exploitation relevaient de la matière délictuelle (Cass. Civ. 1ère, 21 nov. 2006, n°04-16.612).
Les questions délictuelles devaient néanmoins se retrouver absorbées par la matière contractuelle après un arrêt de la Cour de Justice de 2014 qui estimait qu’un comportement reproché à l’un des cocontractants ne relevait de la matière contractuelle que s’il pouvait être « considéré comme un manquement aux obligations contractuelles, telles qu’elles peuvent être déterminées compte tenu de l’objet du contrat » (CJUE, 13 mars 2014, C-548/12 : Marc Brogsitter contre Fabrication de Montres Normandes EURL et Karsten Fräßdorf).
La Cour de Justice ajoutait : « Tel sera a priori le cas si l’interprétation du contrat qui lie le défendeur au demandeur apparaît indispensable pour établir le caractère licite ou, au contraire, illicite du comportement reproché au premier par le second » (CJUE, 13 mars 2014, précité)/
La question du dépassement des contrats de licence semblait donc, après cette jurisprudence, devoir relever de la matière contractuelle, puisque le contrat de licence aménage conventionnellement les obligations des parties et donc les limites de l’exploitation. Le contrat de licence s’avèrerait donc « indispensable » pour établir quels actes le licencié est autorisé à effectuer.
La grande chambre de la Cour de Justice a toutefois depuis opéré un léger revirement et affiné l’interprétation du caractère « indispensable » du contrat, dans un arrêt de 2020 qui concernait une question d’abus de position dominante :
« une action relève de la matière contractuelle (…) si l’interprétation du contrat qui lie le défendeur au demandeur apparaît indispensable pour établir le caractère licite ou, au contraire, illicite du comportement reproché au premier par le second (…). Tel est notamment le cas d’une action dont le fondement repose sur les stipulations d’un contrat ou sur des règles de droit qui sont applicables en raison de ce contrat (…).
En revanche, lorsque le demandeur invoque, dans sa requête, les règles de la responsabilité délictuelle ou quasi délictuelle, à savoir la violation d’une obligation imposée par la loi, et qu’il n’apparaît pas indispensable d’examiner le contenu du contrat conclu avec le défendeur pour apprécier le caractère licite ou illicite du comportement reproché à ce dernier, cette obligation s’imposant au défendeur indépendamment de ce contrat, la cause de l’action relève de la matière délictuelle ou quasi délictuelle (…) » (CJUE, g. ch., 24 nov. 2020, C-59/19 : Wikingerhof GmbH & Co. KG c/ Booking.com BV).
L’abus de position dominante, bien que constaté dans le cadre d’une relation contractuelle, relève ainsi de la matière délictuelle, car il constitue la violation d’une interdiction générale au titre du droit de la concurrence.
Si la question n’a pas été tranchée concernant le dépassement d’un contrat de licence, il est probable que la solution soit la même. En effet, la contrefaçon des droits de propriété intellectuelle est interdite par la loi. Par conséquent, il peut être admis que, pour déterminer le caractère licite ou illicite des pratiques reprochées à un licencié, à l’instar des pratiques anticoncurrentielles, « il n’est pas indispensable d’interpréter le contrat liant les parties au principal, une telle interprétation étant tout au plus nécessaire afin d’établir la matérialité desdites pratiques » (CJUE, g. ch., 24 nov. 2020, précité).
La jurisprudence de la Cour de Justice sur les matières délictuelle et contractuelle dans le cadre de la détermination de la compétence internationale ne peut bien sûr pas être appliquée stricto sensu au débat français sur la qualification du dépassement de licence dans le cadre de l’engagement de la responsabilité.
Cependant, elle aurait pu ouvrir des pistes au juge français, notamment sur la nature de la contrefaçon et son existence au-delà du contrat de licence.
La responsabilité contractuelle retenue par la Cour d’appel sur des fondements contestables
Au lieu de quoi, la Cour d’appel de Paris donne une définition contestable de la contrefaçon, en se proposant d’identifier la frontière entre délictuel et contractuel :
« Ainsi lorsque le fait générateur d'une atteinte à un droit de propriété intellectuelle résulte d'un acte de contrefaçon, alors l'action doit être engagée sur le fondement de la responsabilité quasi-délictuelle prévue à l'article L.335-3 du code de la propriété intellectuelle.
En revanche lorsque le fait générateur d'une atteinte à un droit de propriété intellectuelle résulte d'un manquement contractuel, le titulaire du droit ayant consenti par contrat à son utilisation sous certaines réserves, alors seule une action en responsabilité contractuelle est recevable par application du principe de non-cumul des responsabilités » (CA Paris, pôle 5, ch. 2, 19 mars 2021, précité).
Selon la Cour d’appel, la violation d’un contrat de licence ne serait donc pas de la contrefaçon.
Cette proposition ne résout en rien le problème, puisque l’acte de contrefaçon n’est pas défini. Surtout, il peut être argué que le fait pour le licencié de dépasser les limites posées dans le contrat de licence constitue en fait aussi un acte de contrefaçon, interdit par la loi, le contrat ne contenant que la matérialité et l’étendue de la contrefaçon.
Le titulaire d’un droit de propriété intellectuelle dispose d’un droit exclusif sur certains actes réservés. L’exploitation non autorisée d’un droit par toute personne constitue en principe une contrefaçon. Le titulaire peut cependant autoriser, par contrat, un tiers à effectuer certains actes d’exploitation. Le non-respect par le licencié des limites du contrat conduit donc en fait à empiéter sur les prérogatives réservées au titulaire, ce qui constitue une contrefaçon.
En outre, si la Cour d’appel se fonde sur l’arrêt de la Cour de Justice rendu en matière de licence de logiciels, c’est pour en faire une application contestable.
La Cour de Justice, dans cet arrêt, avait affirmé que « la violation d’une clause d’un contrat de licence d’un programme d’ordinateur portant sur des droits de propriété intellectuelle du titulaire des droits d’auteur de ce programme relève de la notion d’« atteinte aux droits de propriété intellectuelle », au sens de la directive 2004/48, et que, par conséquent, ledit titulaire doit pouvoir bénéficier des garanties prévues par cette directive » (CJUE, 18 déc. 2019, précité).
Et elle avait rappelé, après avoir décliné sa compétence : « il est indispensable que, dans tous les cas, les exigences de la directive 2004/48 soient respectées » (CJUE, 18 déc. 2019, précité).
Il n’est toutefois pas certain que le raisonnement de la Cour d’appel permette de garantir au titulaire de droits une protection au niveau de celle du droit de l’UE.
Si la violation d’un contrat de licence n’est pas considérée comme une contrefaçon, le titulaire de droits d’auteur peut-t-il quand même bénéficier des dispositions des articles L. 331-1-3 et L. 332-1 du Code de la propriété intellectuelle, qui prévoient respectivement la fixation des dommages et intérêts en cas de contrefaçon et le mécanisme de saisie-contrefaçon ? Quelle stratégie devra-t-il adopter s’il constate un dépassement de contrat de licence ? Pourra-t-il se fonder sur la responsabilité délictuelle s’il n’évoque que succinctement ce contrat ?
Une décision de la Cour de cassation serait souhaitable. Peut-être la Haute juridiction suivra-t-elle le raisonnement qu’elle avait adopté en 2006, à propos de la compétence internationale.
Cela garantirait une protection plus homogène et plus sûre aux titulaires de droits de propriété intellectuelle dans le cadre de l’exploitation de leurs droits par un tiers.
Suzanne GIGNOUX, juriste
Thomas BOUDIER, avocat au barreau de Lyon